Rencontrer Yveline Bouquard Lors de notre première visite à son atelier, il y a tout juste un an, nous découvrions, dans l’espace intime de l’artiste, ses grands formats d’icebergs, majestueux, ancrés ou parfois même amusés et énigmatiques. Ces grandes masses glaciaires, trônant à mi-chemin d’un long format vertical, nous invitaient à pénétrer leurs envers, leurs fondations imaginaires. Et c’est ainsi que l’œil entame son voyage, descendant les courbes ou les pentes abruptes de la glace aux traits affirmés, pour se laisser glisser vers les abysses de nos propres rêveries. Puis nous remontons à la surface, et ce sont les Poscas — petits feutres acryliques sur la table — qui nous mènent vers une nouvelle destination : le minimal, où la banquise se fait trait, dans une proposition radicale sur fond noir, tandis que, sous l’horizon absent, la vie subaquatique tourbillonne vers sa déconstruction dans une orchestration pointilliste. C’est tasse de café à la main que nous circulons entre les toiles, comme par peur de geler alors que tout est chaleureux dans l’atelier, bien à l’abri derrière la large baie vitrée donnant sur le jardin. Nous naviguons entre des globes terrestres peints, des papiers fraîchement œuvrés, des toiles rangées, des livres ici et encore là — notamment un ouvrage sur le peintre François-Auguste Biard, ou encore celui de la photographe Tiina Itkonen — et de multiples carnets de routes, d’inspirations et de voyages. De voyages, oui, car il y a tout juste un an, Yveline partait, destination le Japon, avec en tête Les Paroles gelées de Rabelais ! Pantagruel chez les Nippons… Mais que nous réserve le dégel ? Passer à nouveau la porte de cette ancienne métallerie, sourire encore à la vision de toutes ces bicyclettes alignées dans le sas, comme arrivées à bon port, puis gagner l’atelier pour découvrir enfin ce qu’Yveline Bouquard rapporte de sa quête rabelaisienne. Les paysages, neuf en tout, sont d’intonations contrastées, parfois de noirs tumultueux et de bleus assombris, ou bien au contraire, rayonnants de glace cristalline. Le lent dégel, que l'on perçoit sous forme de coulures dans le bas des toiles, libère une envolée de bulles jaunes, rouges, bleues ou vertes — délivrant autant de cris de victoire, de mots de Gueule, de paix ou d’espoir — au large d’une aire montagneuse et glaciaire glissant, peut-être délestée du poids de ses mots, vers le ciel et la mer. Puis il y a les toiles de l’accalmie, très claires, là où la glace enserre les mots afin que le silence règne. Et c'est alors dans la brume de celles-ci, que l'on tente de saisir les chuchotements des mots de là-bas, devenus presque invisibles et hors du temps. Yveline décrira elle-même, ses propres sensations dans ce récit : "Isthme de Notsuke, 10 décembre 2024, côte Est de l’île d’Hokkaido." "Nous marchons sur une étroite jetée en bois qui nous éloigne du rivage. La mer dessous commence à geler. Des plaques de glace se forment, comme des galettes, ourlées d’un bourrelet de poudre neigeuse. Des bulles d’air emprisonnées affleurent juste sous la surface gelée. Que renferment-elles ces bulles? Sont elles un lointain écho aux "paroles gelées" de Rabelais, celles qui ressemblent à "des dragées perlées de diverses couleurs". Celles qui volent et en fondant, laissent échapper des mots , des plaintes, des cris, des langages inconnus... » Depuis sa lecture, Yveline Bouquard s’attache à traduire sur la toile la poésie et la force d’évocation du texte, nous offrant des images surgies des confins de la mer gelée, mêlant Orient et Occident. Ainsi, tel Pantagruel contemplant un sumi-e, nos yeux explorent et nos oreilles se tendent, étonnées et curieuses, vers ces paysages expulsés comme après avoir été longuement médités. Agathe Occhipinti